12

 

 

 

Reith tint conférence avec ses lieutenants, enfiévrés par la victoire.

— Nous avons triomphé aujourd’hui parce qu’ils ne nous avaient pas pris au sérieux. Mais ils peuvent encore lancer contre nous une offensive écrasante. À mon avis, ils vont cette nuit même mettre sur pied une puissante force de frappe avec tous leurs glisseurs, toutes leurs unités. Et, demain, ils viendront nous donner une leçon. Cela vous paraît-il logique ?

Personne ne le contredit.

— Puisque l’affrontement est inéluctable, mieux vaut prendre l’initiative et essayer de préparer quelques surprises à l’intention des Chasch. Ils ont une piètre opinion des hommes et nous serons sans doute capables de leur infliger une correction. Pour cela, il faut placer notre puissance de feu limitée là où elle est susceptible de causer le plus de dégâts.

Bruntego le Gris frissonna et se prit la tête entre les mains.

— Ils ont une armée de mille Hommes-Chasch et plus encore. Ils ont des glisseurs du ciel et des armes à énergie alors que nous ne disposons que d’hommes dont la plupart n’ont que des catapultes.

— Une catapulte peut étendre un adversaire raide mort aussi bien qu’un faisceau énergétique, répliqua Reith.

— Mais il y a les glisseurs, les projectiles, toute la puissance et toute l’intelligence des Chasch Bleus ! Ils nous annihileront et raseront Pera, qui ne sera plus qu’un cratère.

— Jusqu’à présent, objecta Tostig, le vieux nomade, nous ne les avons que trop bien servis, à trop bon marché. Pourquoi renonceraient-ils à nous exploiter… Rien que pour faire un geste théâtral ?

— Parce que c’est le style des Chasch Bleus !

Tostig secoua la tête.

— Celui des Vieux Chasch, peut-être, mais pas des Bleus. Ils préféreront nous assiéger, nous affamer. Ensuite, ils prendront les chefs et les emmèneront à Dadiche pour les châtier.

— C’est raisonnable, approuva Anacho. Mais peut-on attendre que les Chasch Bleus eux-mêmes aient un comportement raisonnable ? Les Chasch sont tous à moitié fous.

— Aussi devons-nous les égaler et leur rendre caprice pour caprice, conclut Reith.

Bruntego le Gris renifla.

— Le caprice, c’est le seul domaine où nous sommes capables de rivaliser avec les Bleus !

La discussion se poursuivit. Les propositions succédèrent aux contre-propositions et, finalement, on parvint tant bien que mal à un accord. Des messagers furent chargés de convoquer la population. En dépit de leurs protestations et de leurs gémissements, les femmes, les enfants, les vieillards et tous ceux qui ne se montraient pas coopératifs furent entassés à bord des chariots et conduits en pleine nuit jusqu’à une gorge sinistre à une trentaine de kilomètres au sud pour y installer un camp provisoire.

On rassembla ensuite les miliciens en armes et ils se dirigèrent vers la Trouée de Belbal, à travers la nuit.

Reith, Traz et Anacho demeurèrent à Pera. Les cages où étaient enfermés les Chasch Verts, dissimulées sous des étoffes, avaient été chargées à bord du glisseur. Quand le jour se leva, Anacho s’installa aux commandes et l’engin décolla en direction du nord-est – c’était vers le nord-est que les Chasch Verts étaient tournés. Au bout d’une soixantaine de kilomètres, Traz, qui surveillait les captifs, l’œil collé à un petit trou, s’exclama :

— Ils se tournent vers l’ouest !

Anacho modifia le cap en conséquence et, quelques instants plus tard, on découvrit un camp de Verts au milieu de la verdure, près d’un marais.

— Ne t’en approche pas trop, dit Reith à l’homme-Dirdir. L’essentiel est de savoir qu’ils sont là. Maintenant, il faut regagner la Trouée de Belbal.

L’aéroglisseur vira et fonça plein sud. Il passa en rase-mottes au-dessus des falaises qui faisaient face à l’océan Schanizade. Après avoir survolé la brèche, il se posa sur une plate-forme dominant à la fois Dadiche et Pera.

Deux heures s’écoulèrent. L’énervement gagnait Reith. Son plan s’appuyait sur une hypothèse et un postulat rationnels : les Chasch étaient de notoriété publique une race capricieuse. Il éprouva un vif soulagement en voyant soudain une interminable colonne sortir de Dadiche. Il prit son sondoscope : le convoi était composé d’une centaine de chars bourrés de Chasch Bleus et d’Hommes-Chasch ; un nombre égal de véhicules étaient chargés d’armes et de caisses de matériel.

— Cette fois, ils nous prennent au sérieux, dit Reith. (Il examina le ciel.) Il n’y a pas de glisseurs en vue. Selon toute vraisemblance, ils enverront un appareil de reconnaissance au tout dernier moment. L’instant est venu d’agir. D’ici une demi-heure, ils atteindront Belbal.

Le glisseur prit son essor et se posa dans la steppe à quelques kilomètres au sud de la route. On débarqua les cages que l’on dévoila. Les monstrueux guerriers Verts se précipitèrent pour contempler le paysage.

Reith déverrouilla la porte des cages et remonta à bord du glisseur qu’Anacho fit s’envoler immédiatement. Les Chasch Verts se ruèrent à l’extérieur en poussant des cris de victoire assourdissants. S’immobilisant, tels des géants, leurs yeux métalliques roulant dans leurs orbites, ils levèrent la tête vers l’appareil en agitant les bras dans un geste de haine, puis se mirent à galoper vers le nord de l’allure saccadée de leurs semblables.

Le convoi de Dadiche atteignit la Trouée de Belbal. Les Chasch Verts s’arrêtèrent net, stupéfaits, puis, toujours aussi cahotants, ils allèrent se cacher dans un bouquet d’ajoncs, où ils étaient presque invisibles.

Le convoi poursuivait sa marche. Il s’étendait maintenant sur près d’un kilomètre et demi.

Après avoir survolé un ravin obscur, le glisseur se posa. Reith scruta le ciel vide. Puis il se tourna vers l’est. Les Chasch Verts, tapis dans les ajoncs, étaient indiscernables. La colonne venue de Dadiche était une noire et menaçante chenille qui rampait vers les ruines de Pera.

Le camp des Chasch Verts se trouvait à quelque soixante kilomètres de là.

— Nous avons fait ce que nous avons pu, dit Reith. Maintenant, il faut attendre.

Les Chasch Bleus approchaient maintenant de Pera. Comme précédemment, la colonne se fragmenta en quatre détachements qui encerclèrent les ruines abandonnées. Les tubes à énergie furent pointés sur d’éventuels points d’appui suspects et, couverts par cette artillerie, les éclaireurs chargèrent au pas de course. Ils atteignirent les premières ruines constituées par un amoncellement de blocs de béton. Comme il n’y eut pas de réactions, ils s’arrêtèrent pour se regrouper et sélectionner de nouveaux objectifs.

Une demi-heure se passa. Les éclaireurs sortirent de la ville en poussant devant eux ceux des habitants qui, par esprit d’opposition ou, tout simplement, par veulerie, avaient préféré rester à Pera. À leur interrogatoire, qui dura une quinzaine de minutes, suivit une période d’indécision : les chefs Bleus tinrent conseil. Manifestement, l’abandon de la ville n’avait pas été prévu et cela constituait pour eux un dilemme qui les décontenançait.

Les quatre compagnies d’intervention rejoignirent le gros des forces et la colonne reprit le chemin de Dadiche, lugubre et perplexe.

Reith surveillait le nord-est. Si la théorie d’une communication télépathique chez les Chasch Verts était juste et si les Verts vouaient vraiment aux Bleus la haine furieuse que l’on prétendait, ils n’allaient pas tarder à entrer en scène. Mais la steppe était vide et rien ne s’y mouvait.

Les guerriers Bleus faisaient retraite vers Belbal. Des ajoncs d’un vert sombre, des taillis d’arbres tardifs, des bosquets d’herbe à pèlerin, surgie de nulle part, jaillit une horde de Chasch Verts. Reith ne comprenait pas comment un si grand nombre de guerriers chevauchant de gigantesques chevaux-sauteurs avaient pu ainsi s’approcher sans se faire remarquer. Brandissant des arcs de dix pieds et des épées, les Verts se jetèrent sur le convoi. Les Chasch Bleus n’eurent pas le temps de pointer leurs canons lourds : ce fut un carnage.

Reith, le cœur soulevé, fit demi-tour et remonta à bord du glisseur.

— Rejoignons les nôtres de l’autre côté des montagnes, ordonna-t-il.

 

L’engin rallia la milice au point de rendez-vous, un ravin situé à moins d’un kilomètre au sud de la Trouée de Belbal, et les guerriers descendirent la colline en se tenant sous le couvert des arbres et des broussailles. Reith, qui était resté à bord, fouillait le ciel avec son sondoscope, redoutant les reconnaissances aériennes des Chasch Bleus. Soudain, une vingtaine de glisseurs, décollant de Dadiche, s’éloignèrent à toute vitesse vers l’est, sans doute pour apporter des renforts à la colonne investie. Quand ils eurent disparu derrière Belbal, Reith pointa son sondoscope sur la ville. Il distingua des uniformes blancs sous les remparts.

— Allons-y, dit-il à Anacho. C’est le moment ou jamais.

Le glisseur fila en direction de la poterne principale. Les gardes, pensant que c’était un appareil ami, l’observèrent avec perplexité en tordant le cou. Se raidissant contre lui-même, Reith actionna la commande du gicle-sable de proue.

La brèche était ouverte et la milice de Pera se répandit dans la ville.

Reith sauta à terre et chargea deux sections de s’emparer du dépôt des glisseurs. Une autre fut affectée à la garde de la poterne avec la plus grande partie des gicle-sable et des engins à énergie. Deux détachements reçurent l’ordre d’occuper la cité et de la quadriller.

Ces dernières unités, dont les combattants étaient aussi féroces et impitoyables que tous les naturels de Tschaï, se répandirent dans les avenues à demi désertes, abattant les Chasch Bleus, les Hommes-Chasch et les Femmes-Chasch qui faisaient mine de résister. Bientôt, rien ne demeura plus de l’esprit de discipline qui leur avait été inculqué depuis deux jours : la rancune accumulée pendant mille générations explosait en une orgie de sang et de massacres.

Reith gagna le Centre Technique en compagnie d’Anacho, de Traz et d’une demi-douzaine d’autres. Le bâtiment, dont les portes étaient closes, paraissait vide. Le glisseur se posa près de l’entrée du milieu. Les gicle-sable eurent raison des portails, et Reith, incapable de dominer son anxiété, se précipita au pas de charge à l’intérieur du Centre.

Il reconnut tout de suite la silhouette familière de la vedette spatiale et s’en approcha, la gorge nouée et le cœur battant. La coque était béante. Les moteurs, les accumulateurs, le convertisseur : tout avait été démonté ; la nef n’était plus qu’une carcasse vide.

L’espoir de la retrouver à peu près en ordre de marche avait été un rêve impossible, Reith ne s’était pas fait d’illusions. Pourtant, un optimisme irrationnel avait continué de vivre en lui. À présent cet optimisme était réduit à néant, de même que son espérance de pouvoir regagner la Terre. La vedette était étripée. Les propulseurs avaient été enlevés, le réservoir avait été ouvert, le délicat équilibre de l’engin était rompu.

Reith se rendit compte qu’Anacho était à côté de lui.

— Ceci n’est pas un astronef des Chasch Bleus, dit pensivement l’Homme-Dirdir. Ce n’est, non plus, ni un vaisseau dirdir ni un vaisseau wankh.

Reith, l’esprit vidé, se laissa choir sur un banc.

— En effet.

— Il a été construit avec une grande adresse, poursuivit rêveusement Anacho. Son dessin est raffiné. Où a-t-il été fabriqué ?

— Sur la Terre.

— La Terre ?

— La planète des hommes.

Anacho se détourna. Son visage d’arlequin surmonté d’un crâne chauve était convulsé et tendu : les axiomes de base de son existence se désagrégeaient.

— Voilà un concept intéressant, murmura-t-il par dessus son épaule.

Reith contempla sombrement la vedette éventrée, mais le spectacle n’avait rien de très passionnant. Il se résigna à sortir et on lui remit un message du détachement de garde à la poterne. Des rescapés de l’expédition avaient été repérés dans la montagne en assez grand nombre pour que l’on puisse en déduire qu’ils avaient finalement eu raison des Chasch Verts.

Les sections qui avaient eu pour instructions de patrouiller dans la ville n’en faisaient qu’à leur tête et il était impossible de les rappeler. Deux détachements tenaient le terrain d’atterrissage. Une seule compagnie – un peu plus d’une centaine d’hommes – restait de faction à la poterne.

On prépara une embuscade. On fit en sorte que, aux alentours de la poterne, tout eût l’air normal. Trois miliciens déguisés en Hommes-Chasch furent mis en faction au portillon.

Les survivants apparurent. Ne remarquant rien de suspect, ils passèrent la poterne. Alors, les gicle-sable et les faisceaux d’énergie entrèrent en action. De la colonne carbonisée il ne resta plus que quelques guerriers trop horrifiés pour opposer une quelconque résistance. Les uns se ruèrent en titubant en direction de la zone verte, poursuivis par des hommes en tenue blanche qui poussaient des hurlements. Certains, hébétés, se serraient les uns contre les autres, attendant passivement d’être massacrés.

Les forces aériennes eurent plus de veine. À la vue de cette débâcle, les glisseurs reprirent de l’altitude. Les miliciens, peu familiarisés avec l’artillerie des Chasch Bleus, firent de leur mieux : ils abattirent quatre appareils, moins par leur adresse que par un coup de chance. Pendant cinq minutes encore, les engins volants affolés tournèrent en rond, puis ils mirent le cap au sud – vers Saaba, Dkekme et Audsch.

Des tirs sporadiques se poursuivirent encore tout au long de l’après-midi, éclatant chaque fois que la milice de Pera rencontrait des Chasch Bleus manifestant l’intention de se défendre. Tous les autres – vieillards, femmes et nouveau-nés – furent passés par les armes. Reith intercéda pour sauver la vie des Hommes-Chasch et des Femmes-Chasch, et il eut gain de cause, sauf lorsque ses protégés portaient l’uniforme gris et pourpre de la sécurité : les gardes partagèrent le sort de leurs maîtres.

Les Hommes-Chasch survivants se débarrassèrent de leur crâne postiche et s’assemblèrent en une morne foule dans l’avenue principale.

Au crépuscule, la milice, saoule de meurtres, alourdie de butin et peu désireuse de patrouiller dans la ville une fois la nuit tombée, se regroupa près de la poterne. On alluma des feux, on fit cuire le dîner et l’on mangea.

Reith, prenant en pitié les malheureux Hommes-Chasch dont l’univers s’était brutalement effondré, s’approcha de leur groupe démoralisé. Les femmes pleuraient leurs morts à voix basse.

— Que comptez-vous faire de nous ? demanda d’une voix querelleuse un personnage noueux.

— Rien, répondit Reith. Nous avons exterminé les Chasch Bleus parce qu’ils nous avaient attaqués. Vous, vous êtes des hommes. Tant que vous ne nous ferez pas de mal, vous n’aurez rien à craindre de nous.

— Vous avez déjà tué beaucoup d’entre nous, gronda l’Homme-Chasch.

— Parce que vous avez choisi de combattre les hommes avec les Chasch, ce qui est contraire à la nature.

— Qu’est-ce qui est contraire à la nature ? fit l’autre avec colère. Nous sommes des Hommes-Chasch, le premier stade d’un grand cycle.

— C’est complètement absurde. Vous n’êtes pas plus des Chasch que l’Homme-Dirdir ici présent n’est un Dirdir. Vous, comme lui, vous êtes des hommes. Les Chasch et les Dirdir vous ont réduits en esclavage, vous ont exploités. Il est grand temps pour vous de connaître la vérité.

Les gémissements des Femmes-Chasch s’étaient tus. Les Hommes-Chasch tournaient leurs visages hagards vers Reith.

— En ce qui me concerne, enchaîna ce dernier, vous pouvez vivre comme bon vous semble. La cité de Dadiche est à vous – aussi longtemps que les Chasch Bleus n’y reviendront pas.

— Que veux-tu dire exactement ? demanda son interlocuteur d’une voix qui tremblait.

— Exactement ce que j’ai dit. Demain, nous repartirons pour Pera. Dadiche vous appartient.

— Tout cela est bel et bon, mais supposons que les Chasch Bleus reviennent de Saaba, de Dkekme, de Lzizaudre, ce qui sera certainement le cas ?

— Eh bien, tuez-les ! Chassez-les ! Dadiche est désormais une ville qui appartient aux hommes ! Et si vous ne me croyez pas quand je vous dis que les Chasch Bleus vous ont trompés, allez faire un tour dans les maisons des morts, sous les remparts. Ils vous racontaient que vous étiez des larves, que leurs enfants naissaient dans votre cervelle. Allez donc examiner la cervelle des cadavres des Hommes-Chasch ! Vous ne trouverez pas de bébés. Rien que des cervelles d’hommes… Nous ne voyons aucun inconvénient à ce que vous regagniez vos demeures. Une seule chose est proscrite : les crânes postiches. Je vous interdis de les remettre. Si vous passez outre, nous ne vous considérerons plus comme des hommes mais comme des Chasch Bleus et vous serez traités en conséquence.

Sur ces mots, Reith regagna le camp. Avec hésitation, comme s’ils ne parvenaient pas à croire les propos du Terrien, ceux qui avaient été des Hommes-Chasch se dispersèrent dans l’ombre et rentrèrent chez eux.

— Je t’ai écouté, dit Anacho à Reith. Tu ne connais rien des Dirdir ni des Hommes-Dirdir ! Même si tes théories étaient justes, nous resterions encore des Hommes-Dirdir ! Nous savons reconnaître l’excellence et la suprématie. Nous aspirons à suivre les traces de l’Ineffable – ce qui est un idéal irréalisable puisque l’Ombre ne pourra jamais surpasser l’éclat du Soleil, que les hommes ne pourront jamais transcender les Dirdir.

— Pour un garçon intelligent, tu es d’un entêtement rare et tu manques terriblement d’imagination. Je suis sûr que tu confesseras un jour ton erreur. En attendant, crois donc ce que tu as envie de croire.